Le récit de voyage

Si les raisons qui poussent au voyage sont souvent difficiles à démêler, a posteriori, l’évidence s’impose: on voyage pour le raconter. disons plutôt, sans être aussi catégorique, qu’un voyage cela se raconte, cela s’écrivait et aujourd’hui cela se montre , sur pellicule photo ou vidéo. Cela se montre, alors même que tout a un air de déjà vu, que tout le monde a déjà tout vu….à la télévision.

Mais, de tout temps, tout le monde avait déjà tout vu : en 1580, Montaigne n’est guère pressé d’arriver à Rome parce qu’elle est « connue d’un chacun » . Malgré quoi, généralement, le récit de voyage ne vous passe rien. Le titre original de celui de Chateaubriand, dans sa première édition de 1811 était : Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, en allant par la Grèce, et revenant par l’Égypte, la Barbarie et l’Espagne. Ouf ! Les contemporains jugèrent comme nous que c’était un peu beaucoup, et un joyeux moqueur publia aussitôt un Itinéraire de Pantin au mont Calvaire, en passant par la rue Mouffetard, le faubourg Saint-Marceau, le faubourg Saint-Jacques, etc., et en revenant par Saint-Cloud, Boulogne, Auteuil, etc., ouvrage écrit en style brillant et traduit pour la première fois du bas breton sur la neuvième édition par M. de Chateauterne.

On raconta donc toujours ses voyages. Ne revenons pas sur l’Odyssée, Homère n’a pas fait le voyage d’Ulysse, il l’imagine. Mai, à la charnière des deux premiers siècles de notre ère, un autre récit de voyage, l’anonyme Périple de la mer Érythrée, qui attribue au navigateur Hippale la découverte de la route de la Mer Rouge à L’Inde, est sans doute plus près d’une navigation véritable. Dès 851, une Relation de la Chine et de l’Inde est rédigée à partir de plusieurs récits de marchands arabes, et les Voyages de Sindbad le marin, au XIIe siècle, bien qu’inspirés d’un côté par la légende d’Ulysse, le sont sûrement, d’un autre, par les marchands Ibn Wahad et Sahiran, qui voyagèrent jusqu’en Chine et qui, dans leur récit intitulé Les Deux Voyageurs, avaient défini, au milieu de nombreuses autres précisions géographiques, le clou de girofle comme provenant des îles d’Indonésie.

L’ambassade de Jean du Plan Carpin, en 1245-1246, donna lieu à son Histoire des Mongols; celle de Guillaume de Rubrouck au Voyage dans l’empire mongol. En 1298, Marco Polo, en prison à Gênes, occupa sa détention à dicter ses souvenirs à Rusticello de Pise; ce qui donna le Devisement du monde, connu aussi comme le Livre des merveilles ou Le Million. Un énorme succès, dont on connaît 143 manuscrits, éclipsé un temps par un autre Livre des merveilles, celui que Jean de Mandeville, faux voyageurs, écrit en 1731, pillant Marco Polo aussi bien que le franciscain Odoric de Pordemone, qui avait séjourné trois ans à Pékin après 1318 et avait été le premier à signaler le port des ongles longs et la réduction des pieds. Dans le même temps, Ibn Battuta, un Tangérois, de retour de son voyage de 120 000 kilomètres, faisait rédiger par son son secrétaire, Ibn Juzay, son Rihla  ( relation ou journal), qui décrit l’Arabie, l’Asie Mineure, la Russie, les Indes, la Chine, l’Espagne, le Sahara, le Soudan.

Puis vint la découverte du Nouveau Monde. La relation de Vespucci, « baptiseur » malgré lui de l’Amérique, dépassera les 60 éditions en Europe, pour être le plus reproduit des récits de voyage au XVIe siècle. Thomas More tirera de sa lecture l’idée de son Utopie.

Les récits deviennent si nombreux qu’on peut maintenant les regrouper et que chaque nation s’y emploie. En 1553 paraît la compilation du Vénitien Jean-Baptiste Ramusio, Des navigations et des voyages, qui contient le récit de Marco Polo et va lancer la légende du moderne Ulysse. Les aventures de Vasco de Gama et des navigateurs portugais, racontées par Gaspar Correa, inspirent à Camoëns, qui voyagea lui-même en Afrique, aux Indes, en Extrême-Orient, Les Lusiades (1572), poème national du Portugal à la gloire de ses héros. Les Principales Navigations de la nation anglaise, en 1588, sont la collation d’un pasteur d’Oxford, Richard Hakluyt, et célèbrent les exploits de ces corsaires, comme Francis Drake ou Thomas Cavendish, qui pillèrent allègrement les colonies espagnoles et portugaises. Puis la collection Hakluyt sera suivie de « posthumes » qui font leur place aux voyages de navigateurs étrangers, comme les 25 tomes de récits de voyage en latin, français, anglais et allemand que la famille liégeoise de Brie publie de 1590 à 1643.

De ces innombrables récits, on retiendra celui de Florentin Antonio Pigafetta, l’un des dix-huit rescapés de l’expédition de Magellan, de 1519, qui raconte au quotidien ce premier tour du monde et décrit le Brésil, la Patagonie, les îles Mariannes, les Philippines. On retiendra aussi la Pérégrination de Fernão Mendes Pinto, embarqué en 1537 pour les Indes, et qui verra la Chine, Malacca, la Birmanie, la Thaïlande et le Japon, où il accompagnera quelque temps le jésuite et futur saint François Xavier.

Également, les Voyages de Monsieur de Thévenot concernant la relation de l’Indostan, des nouveaux Mogols et des autres peuples et pays des Indes, publiés à Amsterdam en 1727 et concernant des voyages faits une vingtaine d’années plus tôt par celui qui passe pour avoir introduit le café en France.

A noter aussi, en 1697, le Nouveau Voyage autour du monde de William Dampier, qui voyagea avec Strong, Sharp, Cook, Eaton, Davis. Ce boucanier, expert ès robinsonnades, trouva aux île Juan Fernandez un marin indien abandonné, puis, dix ans plus tard, dans les mêmes îles, l’Écossais Alexandre Selkirk, laissé là quatre ans et demi plus tôt par son capitaine, et modèle du Robinson Crusoë de Daniel Dufoe.

Les grandes compilations reprennent en 1745, quand John Green publie à Londres sa Collection générale des voyages, en 7 tomes, que l’auteur de Manon Lescaut, l’abbé Prévost, traduit en français avant d’y ajouter une bonne dizaine d’autres volumes pour donner sa Nouvelle collection de toutes les relations de voyages, Paris, 1452. C’est le moment où l’on passe du récit au rapport, avec la publication, en 1749, de la relation de George Anson, grand pillard d’Espagnols, qui préconise l’établissement du ‘une base anglaise aux Falkland. Le livre, traduit la même année en France, connaît un énorme succès dans toute l’Europe. Sept ans plus tard, Charles de Brosses, qui n’est pas lui-même navigateur, mais président du parlement de Dijon, donne une Histoire des navigations aux terres australes, qui reprend toutes les compilations publiées et conseille de même, pour que la France se taille sa part du commerce du Pacifique, la création de deux points d’appui, l’un dans le détroit de Magellan, l’autre dans l’archipel Juan Fernandez, symétrique des Falkland de l’autre côté de la pointe sud-américaine…

Le Malouin Bougainville reprendra l’idée, version Anson, en proposant la création d’une colonie aux… Malouines. Mais il en sera, au sens propre, pour ses frais, le ministre Choiseul le laissant avec ses colons venus d’Acadie sur les bras, après avoir cédé l’établissement à l’Espagne. Il restera à Bougainville d’arriver second derrière Wallis à Tahiti, et à sa relation de voyage, publiée en 1771, d’inspirer, vingt-cinq ans plus tard, l’un des grands textes des Lumières, le Supplément au voyage de Bougainville, de Denis Diderot.

Le XIXe siècle sera celui des explorateurs colonisateurs – de l’Afrique en particulier. Citons la relation de David Linvingstone – I suppose – et celle d’Henri Morton Stanley – I presume . Sans oublier Pierre Savorgnan de Brazza. Au XXe siècle, il ne restera que les pôles à découvrir. Pourquoi pas? comme disait Charcot. Et Jules Verne, qui retracera une fois encore l’histoire des Grands Navigateurs du XVIIIe et du XIXe siècle, avant d’en nourrir une œuvre riche de voyages.

 

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